A voir au cinéma : de quel grand film s’inspire le bouleversant L’Innocence d’Hirokazu Kore-Eda ?
De retour au Festival de Cannes, où il allait recevoir le Prix du Scénario, Hirokazu Kore-Eda revient avec nous sur son bouleversant "L'Innocence", drame organisé en trois chapitres.
Avec quatre longs métrages entre 2018 et 2023, Hirokazu Kore-Eda n’a rien perdu de son côté prolifique après la Palme d’Or qu’il a reçue pour Une affaire de famille il y a cinq ans. Un an après avoir exploré la Corée dans le magnifique Les Bonnes étoiles (Prix d’Interprétation Masculine au Festival de Cannes 2022), il revient dans son Japon natal avec L’Innocence. Également sacré sur la Croisette.
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Organisé en trois chapitres et autant de points de vue, pour examiner les tenants et aboutissants d’un incident entre un prof et un élève, le film a reçu la Queer Palm et, surtout, le Prix du Scénario en mai dernier. Ce que beaucoup luis prédisaient, au minimum, après avoir découvert ce drame bouleversant dans lequel le réalisateur marche sur les traces du maître Akira Kurosawa, en s’inspirant du procédé narratif de Rashômon, sorti en 1950.
L'Innocence
Sortie :
27 décembre 2023
|
2h 06min
De
Hirokazu Kore-eda
Avec
Sakura Andô,
Eita Nagayama,
Soya Kurokawa
Presse
3,8
Spectateurs
4,0
Séances (455)
À un gros détail près : là où le film de Kurosawa montrait les mêmes événements sous des angles différents, au gré des témoignages de chacun des personnages, chaque point de vue à l’œuvre dans L’Innocence (qui s’appelait Monster en mai dernier) s’applique à dévoiler le hors-champ du précédent. Le récit se nuance et se réécrit donc à intervalles réguliers, jusqu’à ce que la troisième partie ne fasse exploses nos certitudes. Et couler nos larmes.
Quelques heures avant sa projection officielle au Festival de Cannes, où il ouvrait la Compétition en force, nous avons discuté avec Hirokazu Kore-Eda de ce nouvel opus qui confirme par ailleurs son talent lorsqu’il s’agit de diriger des enfants.
AlloCiné : “L’Innocence” est l’un des rares films que vous n’avez pas écrit vous-même. Quel aspect du scénario vous a le plus parlé et donné envie de le réaliser ?
Hirokazu Kore-Eda : C’est un projet que l’on m’a proposé il y a longtemps, en décembre 2018. À l’époque, le scénario n’était pas encore écrit. J’avais juste reçu un traitement, que des producteurs m’ont apporté en me disant qu’il était susceptible de m’intéresser. Et il se trouve que j’ai toujours eu envie de travailler avec Yuji Sakamoto, qui est un scénariste dont j’admire beaucoup le travail.
J’étais d’autant plus enthousiaste, sur le papier, que le traitement contenait déjà les thèmes principaux que l’on retrouve dans le film. Il y avait déjà cette structure en trois parties. Et, à partir du moment où j’ai accepté de le réaliser, nous avons commencé à travailler ensemble sur le scénario. On a fait beaucoup de réunions, on s’est déplacés ensemble sur les futurs lieux de tournage. Comme nous avons collaboré de la sorte, je n’ai pas eu le sentiment d’un scénario que l’on m’a apporté un fois qu’il était terminé.
J’avais déjà une certaine familiarité avec le sujet, avec ce que le scénario est devenu, donc il m’a été plus facile de me l’approprier. Et les thèmes qui étaient déjà présents dans le traitement étaient très contemporains et pertinents sur des questions telles que le manque de solidarité, un désintérêt du sort des autres. Ou encore la trop grande peur, les trop grandes réticences que l’on peut avoir envers quelque chose qu’on ne comprend pas et qu’on ne connaît pas, et peuvent générer cette insécurité que l’on peut ressentir à l’égard des autres. Ce sont des choses que je trouvais très actuelles.
Devant cette structure en trois parties, on pense évidemment à Rashômon d’Akira Kurosawa. Était-ce une influence consciente, ou quelque chose dont vous vouliez vous éloigner, vu comme son ombre est écrasante ?
C’est une référence incontournable. Un chef-d’œuvre. A partir du moment où nous avons un tel film, on ne peut pas faire comme s’il n’existait pas. Mais l’idée était surtout d’aller plus loin : avoir vu le film, l’assimiler et voir ce que l’on peut en faire pour renouveler cet exercice, en sachant que la structure en trois chapitres va forcément être comparée avec ce qui a été fait dans Rashômon. Il fallait voir comment nous pouvions lui donner un nouveau souffle.
La différence entre Rashômon et L’Innocence, c’est que nous n’avons pas forcément voulu filmer et raconter les mêmes choses. Dans notre cas, ce qui était important, c’est qu’au fil des chapitres, le spectateur soit impliqué, d’une part, et découvre au fur et à mesure de l’histoire – au même titre que les personnages – ce qui se cache derrière le monstre ou la monstruosité.
Au départ, chacun a des préjugés, des croyances. Mais on se rend compte qu’il s’agissait peut-être de fausses pistes. Cette quête est autant pour les personnages que les spectateurs. On pourrait presque dire que le film est en quatre parties : la quatrième serait celle du spectateur, la manière dont il s’est approprié tout cela et ce qu’il peut en restituer. Cette structure était vraiment faite pour l’emporter et lui donner une part active dans le récit.
Elle implique le spectateur et permet de montrer à quel point la notion de vérité est beaucoup plus complexe qu’on ne l’imagine dans un cas comme celui-ci. Et ce thème revient souvent dans votre cinéma, jusque dans le titre de votre film avec Catherine Deneuve (“La Vérité”). Pourquoi y êtes-vous autant attaché ?
Je ne sais pas si c’est tant la question de la vérité qui m’intéressait sur ce film. C’est plus la justice qui m’importait ici : de se demander ce qui est juste plutôt que ce qui est vrai. Et, à partir de là, cette quête de la justice peut se transformer en quelque chose de monstrueux et de violent.
Le fait de vouloir revendiquer à tout prix qu’une chose est juste peut constituer un acte de violence pour d’autres personnes. C’est plutôt ce mécanisme qui m’intéressait. Plutôt que d’essayer de comprendre ce qui est vrai ou pas, ce qui s’est réellement passé ou pas.
Vous dirigez souvent des enfants, et beaucoup de réalisateurs disent qu’il est difficile de tourner avec eux. Comment travaillez-vous avec eux pour parvenir à ce niveau de justesse que l’on voit ici et dans vos films précédents ?
Sur L’Innocence, j’ai travaillé de façon différente avec eux. Habituellement, je ne leur donne pas le scénario, je leur donne les répliques une fois sur le plateau tout en leur demandant de vivre l’instant présent. De profiter et d’être présent au moment où on a besoin d’eux. Pour le reste, ce qui m’intéresse c’est de greffer leur personnalité au personnage, qu’ils y insufflent un peu d’eux-mêmes.
Ici, c’était plus compliqué. Car les deux personnages principaux, les deux enfants, sont aux prises avec des sentiments contradictoires, des luttes qu’il fallait pouvoir restituer avec beaucoup de précision. Il me semblait donc difficile de travailler comme d’habitude et de rechercher beaucoup de spontanéité de leur part. Donc je leur ai donné le scénario, nous avons fait des lectures ensemble, avec tous les comédiens, et fait venir des spécialistes, des intervenants, pour qu’ils donnent leur avis sur les situations décrites dans le film.
Nous avons vraiment fait ce que nous avons pu pour leur donner la meilleure compréhension possible du scénario. Et je trouve que de ce point de vue, en tant qu’acteurs, ils ont été extrêmement brillants.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Cannes le 17 mai 2023